
Des débuts fulgurants : du piratage à la consécration
Née le 25 décembre 1963 à Whittier, en Californie, Rebecca Heineman découvre sa passion pour les jeux vidéo à travers son Atari 2600. Sans moyens financiers pour acheter des jeux, elle apprend par elle-même à copier des cartouches en utilisant un Apple II, puis procède à une rétro-ingénierie du code de la console pour comprendre les mécanismes de création. Cette autodidacte précoce emprunte les cartouches d'un ami fortuné, les copie chez elle et s'entraîne intensivement sur Space Invaders.
En 1980, elle se rend à Los Angeles pour participer au championnat régional de Space Invaders organisé par Atari. Face à 45 000 participants, elle décroche le meilleur score. Plus tard dans l'année, elle remporte également le championnat national à New York, devenant ainsi la première personne aux États-Unis à obtenir le titre officiel de champion dans une discipline vidéoludique. "Quand j'ai commencé à jouer à Space Invaders, il m'a fallu cinq ou six heures de jeu avant de maîtriser le jeu au point de me dire : 'Ce jeu est ennuyeux !'", se souviendra-t-elle dans une interview.
Cette victoire lui ouvre les portes de l'industrie : elle devient rédactrice pour le magazine Electronic Games et consultante pour un livre sur les jeux vidéo. À seulement 16 ans, elle est embauchée comme programmeuse chez Avalon Hill, abandonnant son projet d'obtenir un diplôme d'études secondaires pour déménager et se lancer dans sa carrière professionnelle.
Une carrière exceptionnelle chez Interplay et au-delà
Après un passage chez Boone Corporation, où elle programme Chuck Norris Superkicks et Robin Hood sur Commodore 64, Apple II, VIC-20 et IBM PC, Heineman cofonde Interplay Productions en 1983 aux côtés de Brian Fargo, Jay Patel et Troy Worrell. Le studio deviendra l'un des géants de l'industrie, produisant des franchises mythiques telles que Fallout, Baldur's Gate, Wasteland et la série The Bard's Tale.
Heineman signe notamment le design et la programmation de The Bard's Tale III: Thief of Fate, Dragon Wars, Tass Times in Tonetown, Borrowed Time et Neuromancer. Son surnom légendaire de "Burger Becky" lui vient de son habitude de remplir son bureau d'une réserve de hamburgers à 29 cents achetés dans un fast-food voisin, qu'elle grignotait tout au long de la journée. Elle dissimulait même des hamburgers en guise d'easter eggs dans les jeux qu'elle programmait.
Quittant Interplay en 1995 lorsque l'entreprise atteint 500 employés, elle fonde successivement Logicware (1995), Contraband Entertainment (1999) puis Olde Sküül (2013) avec Jennell Jaquays, Maurine Starkey et Susan Manley. Au fil de sa carrière, elle accumule les crédits sur au moins 71 jeux selon MobyGames, avec une spécialisation dans le portage de titres complexes vers diverses plateformes, notamment les versions Macintosh de Wolfenstein 3D, Baldur's Gate II et Icewind Dale.
Le port de Doom sur 3DO : un exploit technique devenu légendaire
Parmi ses réalisations les plus marquantes figure le portage de Doom sur console 3DO, devenu une véritable légende dans la communauté. Contactée dans l'urgence pour livrer le jeu avant Noël, Heineman découvre qu'aucun travail préalable n'a été effectué. Elle dispose de seulement dix semaines pour accomplir l'impossible sur une machine aux capacités limitées. "Il n'y a pas moyen de le nier, Doom pour la 3DO est terrible", reconnaissait John Linneman de Digital Foundry dans une analyse en 2017, avant d'expliquer les circonstances exceptionnelles du développement.
En 2015, Heineman publie l'archive complète du code source du portage 3DO sur GitHub, permettant aux passionnés de comprendre les défis techniques relevés. Cette transparence illustre son attachement à la préservation du patrimoine vidéoludique. L'univers de Doom continue d'ailleurs de fasciner les créateurs, comme en témoignent les nombreux projets de la communauté, des mods visuels spectaculaires aux expérimentations gameplay innovantes.
Pionnière de la visibilité trans dans l'industrie du jeu vidéo
"Même durant ce tournoi de 1980, quand vous me voyiez gagner le prix, dans ma tête je me disais : 'J'espère qu'ils ne découvriront pas que je suis une fille'", confiait Rebecca Heineman dans une interview accordée au magazine Xtra. Consciente de son identité de genre depuis l'âge de 10 ans, elle a longtemps gardé le silence face à un environnement professionnel hostile. "Au fil des années, j'ai travaillé pour de nombreuses entreprises dirigées par des personnes, ou au moins des managers, qui étaient très homophobes et transphobes. J'ai vu d'autres personnes dans l'industrie du jeu vidéo faire leur coming out en tant que trans et leurs carrières ont été ruinées. Cela m'a fait garder la bouche fermée", expliquait-elle.
Le tournant se produit en 2003, lorsqu'elle rejoint Electronic Arts. L'entreprise venait d'adopter une politique pionnière de protection des employés transgenres, élaborée en collaboration avec une personne trans anonyme qui avait entamé sa transition l'année précédente. "Quand j'ai été embauchée et que j'ai lu le manuel de l'employé, j'ai pleuré de joie. Cela m'a ouvert les yeux sur le fait que cette entreprise allait me soutenir. Et c'est ce qui m'a poussée à enfin faire mon coming out", raconte-t-elle. Un mois seulement après son embauche, elle effectue sa transition publique. Son prénom "William" est officiellement remplacé par "Rebecca Ann".
Outre son travail technologique chez Amazon, elle occupe le poste de présidente transgenre du groupe LGBTQ+ de l'entreprise, connu sous le nom de Glamazon. Elle siège également au conseil consultatif du Video Game History Museum depuis 2011 et au conseil d'administration de GLAAD. En 2017, elle est intronisée au Temple de la renommée du jeu vidéo international. En 2025, Gayming Magazine lui décerne son Gayming Icon Award, saluant son rôle de pionnière : "En tant que femme trans assumée dans l'industrie du jeu vidéo, elle a été une pionnière. Non seulement en coulisses, mais en première ligne en créant certaines des franchises les plus appréciées de l'histoire du jeu vidéo."
Un mariage avec une autre légende de l'industrie
Rebecca Heineman était mariée à Jennell Jaquays, elle-même légende du design de jeux, décédée en janvier 2024 des suites d'un syndrome de Guillain-Barré. Mère de cinq enfants, elle vivait en lesbienne assumée à El Cerrito, en Californie, où se trouvait le siège d'Olde Sküül.
Un dernier message empreint de sérénité
Diagnostiquée d'un cancer des poumons et du foie fin octobre 2025, Heineman lance une campagne de financement participatif pour faire face aux coûts médicaux non couverts par son assurance. Face à l'inefficacité des traitements, elle annonce le 16 novembre entrer en soins palliatifs avec ces mots : "C'est le moment. Selon mes docteurs. Tous les traitements supplémentaires sont inutiles. Alors, s'il vous plaît, faites un don pour que mes enfants puissent créer des funérailles dignes de mon clavier, Pixelbreaker ! Pour que je puisse faire une entrée digne de mes retrouvailles avec mon seul véritable amour, Jennell Jaquays."
Les témoignages affluent de toute l'industrie. Son ami et ancien collègue Brian Fargo a partagé un hommage sur les réseaux sociaux : "Rebecca Heineman est malheureusement décédée. Je la connais depuis les années 80 quand je la conduisais au travail, l'une des programmeuses les plus brillantes qui soit. Un vrai coup au cœur plus tôt aujourd'hui quand elle m'a envoyé ce message : 'Nous avons vécu tant d'aventures ensemble ! Mais, vers le grand inconnu ! J'y vais en premier !!!'" Le développeur Josh Sawyer (Fallout: New Vegas) écrit : "Rebecca était l'une des fondatrices d'Interplay et a programmé et conçu certains des jeux les plus influents de ma jeunesse, notamment Bard's Tale I & III et Wasteland. Elle nous manquera."
L'héritage de Rebecca Heineman perdure à travers les jeux qu'elle a créés, les barrières qu'elle a brisées et les générations de développeurs qu'elle a inspirés. Son parcours illustre la résilience face aux défis techniques et humains, tout en rappelant que derrière chaque ligne de code se trouve une histoire personnelle remarquable. La communauté du retrogaming continue de célébrer les exploits techniques qui, comme ceux de Heineman, repoussent les limites de machines considérées comme obsolètes.
Sources : PC Gamer, PC Gamer, Xtra Magazine, Wikipedia
Tags : Rebecca Heineman - Interplay - 3DO