
Des pionniers visionnaires aux premières chaînes nationales
L'histoire des boutiques spécialisées en France débute au milieu des années 1980. Ivan Coria, compositeur qui signera notamment le premier générique de Plus belle la vie, ouvre en février 1983 à Paris la toute première enseigne exclusivement dédiée aux jeux vidéo : Électron. Inspiré par sa découverte de l'Intellivision de Mattel lors d'un voyage aux États-Unis, il mise sur un public aisé installé avenue de Villiers dans le 17e arrondissement. Son intuition s'avère payante : en 1986, il réalise 20 millions de francs de chiffre d'affaires sur à peine 50 m².
D'autres acteurs émergent rapidement. Micromania, fondé en janvier 1983 par Albert Loridan, commence par la vente par correspondance avant d'ouvrir son premier magasin physique en mars 1989 au Forum des Halles. L'enseigne innove avec un système de carte de fidélité et un hit-parade indépendant basé sur les avis des membres du club. Dix ans plus tard, elle compte déjà 70 boutiques et 1,2 million de clients fichés. D'autres noms marquent cette période : Coconut, Ultima, Score Games ou encore Doc Games, qui participent à structurer un marché en pleine expansion.
L'import et l'occasion, deux piliers économiques
Les boutiques spécialisées bâtissent leur succès sur deux activités que les grandes surfaces ne peuvent concurrencer. D'une part, l'importation de jeux et consoles avant leur sortie officielle en Europe, avec des décalages pouvant atteindre plusieurs années. Un Street Fighter II importé du Japon se vendait 1200 francs boulevard Voltaire, soit environ 300 euros actuels. Les PlayStation et Saturn japonaises partaient à plus de 5000 francs, trois fois leur prix d'origine. Cette niche s'adressait à une clientèle fortunée et avertie, prête à payer le prix fort pour jouer avant tout le monde.
D'autre part, le marché de l'occasion explose dans les années 1990. Pour Score Games, il représente en 1995 pas moins de 60 % du chiffre d'affaires et 70 % des profits. Le système fonctionne en circuit fermé : les joueurs rapportent leurs anciens titres contre des avoirs, qu'ils réinvestissent dans l'achat de nouveautés. Les enseignes créent même des Argus pour standardiser les prix de reprise, à l'image du marché automobile. Cette économie circulaire alimente durablement le secteur, jusqu'à ce que Micromania lance en 1996 Recycleware, une filiale entièrement dédiée à l'occasion.
Un lieu de vie pour passionnés
Au-delà de l'aspect commercial, ces boutiques incarnent un espace social unique. Les vendeurs, souvent eux-mêmes des joueurs aguerris, prodiguent conseils et recommandations personnalisées. Les clients s'attardent pour discuter des dernières sorties, testent les démos installées sur les bornes d'essai ou feuilletent les magazines spécialisés disponibles en consultation. Certaines enseignes proposent même des services de modification de consoles dans l'arrière-boutique, une pratique répandue malgré son caractère juridiquement contestable. À Perpignan, raconte le Joueur du Grenier, tous les adolescents savaient quel magasin acceptait de pucer discrètement leur PlayStation.
Le déclin inexorable face à la dématérialisation
Depuis une vingtaine d'années, le paysage s'est radicalement transformé. La dématérialisation constitue le premier facteur d'érosion. Avec l'avènement de Steam, du PlayStation Store, du Microsoft Store et de l'eShop Nintendo, les joueurs achètent désormais leurs titres depuis leur canapé, souvent avec des promotions agressives atteignant parfois 90 % de réduction. En 2023, les ventes dématérialisées représentent 62 % du marché français selon les chiffres officiels. Les éditions physiques, quand elles existent encore, se réduisent à une boîte vide contenant un simple code de téléchargement.
Le marché de l'occasion s'effondre mécaniquement. Sans ventes de jeux neufs en boutique, plus de stock d'occasion à revendre. Les plateformes comme eBay ou Le Bon Coin captent l'essentiel des transactions entre particuliers, court-circuitant les détaillants. Les magasins de seconde main généralistes comme Cash Converters ou Easy Cash grignotent également des parts de marché. Parallèlement, Amazon et les grandes surfaces cassent les prix sur les nouveautés, rendant impossible toute concurrence pour des boutiques supportant des loyers élevés en centre-ville ou en galerie marchande.
Micromania, racheté par GameStop en 2008, illustre parfaitement cette agonie. L'enseigne ferme 47 magasins en 2022, impactant 127 salariés. En février 2025, GameStop annonce vouloir se séparer de ses activités françaises, mettant en péril plus de 300 boutiques et 1200 emplois. Seuls subsistent aujourd'hui Micromania, Game Cash (35 magasins contre 65 il y a quelques années) et Jeux Vidéo Co, un réseau d'une centaine d'enseignes indépendantes affiliées au grossiste Ineleek.
Le retrogaming, dernier rempart
Si un segment résiste encore, c'est celui des boutiques spécialisées dans le retrogaming. À Paris, le boulevard Voltaire concentre toujours une dizaine d'enseignes dédiées aux consoles et cartouches d'anciennes générations, même si le Joueur du Grenier leur reproche des tarifs souvent excessifs. En province, quelques adresses indépendantes persistent : Game Ever à Brest, Street of Cash à Dijon, Game Spirit et Geek and Toys à Lyon, sans oublier des établissements référencés dans l'annuaire des boutiques retrogaming. Ces magasins ciblent une clientèle de collectionneurs nostalgiques, prêts à investir dans des pièces rares introuvables ailleurs.
Mais pour combien de temps ? Face à la concurrence d'eBay et des vendeurs en ligne qui n'ont aucun loyer à payer, l'équation économique reste fragile. Les professionnels interrogés peinent à se projeter au-delà de dix ans. Le contact social et l'expertise des vendeurs suffisent-ils à justifier le maintien de points de vente physiques ? Retro Gameplay, enseigne parisienne réputée, a déjà baissé définitivement le rideau. Après la pandémie, Game Cash a divisé par deux son nombre de boutiques. La tendance semble irréversible.
Le paradoxe demeure entier : le jeu vidéo n'a jamais généré autant de revenus en France, avec un chiffre d'affaires record de 6 milliards d'euros en 2023. Mais cette manne profite quasi exclusivement aux plateformes numériques et aux éditeurs, laissant les détaillants physiques sur le bas-côté. Une génération entière de joueurs grandira sans avoir connu l'expérience unique d'arpenter les rayons d'un magasin spécialisé, de feuilleter les boîtes de jeux, de discuter avec un vendeur passionné ou de tester une démo sur une borne. Comme le conclut le Joueur du Grenier, seuls les consommateurs pourront décider si ces lieux méritent de survivre, en votant avec leur portefeuille.
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