L'histoire méconnue de Takeru, l'ancêtre japonais de Steam

En 1985, Brother Industries lançait Takeru, le premier système de distribution numérique de jeux vidéo au monde, préfigurant Steam et les app stores modernes.
publié le 9 août 2025
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Il y a un mois, la chaîne YouTube de l'association MO5.com consacrait une vidéo de deux heures à Takeru. Au milieu des années 1980, alors que le monde découvrait les premiers téléphones portables et que la Famicom de Nintendo faisait ses premiers pas, le Japon expérimentait déjà une innovation révolutionnaire qui préfigurait l'ère de la distribution numérique. Cette invention s'appelait Takeru, et elle représentait la première tentative sérieuse de créer un système de vente de logiciels dématérialisé.

Brother Industries et la naissance d'un concept pionnier

L'histoire commence chez Brother Industries, une entreprise japonaise qui s'était fait connaître dans la fabrication de machines à coudre avant de diversifier ses activités vers les machines à écrire et les solutions d'impression. L'entreprise introduisit le système Takeru en 1985 avec 15 machines de test, suivi d'un déploiement commercial en 1986. Face à la prolifération des rayons de jeux vidéo et aux problèmes logistiques qu'elle entraînait, Brother cherchait une solution innovante pour gérer les stocks et éviter les ruptures.

Le concept était né de la frustration générée par un marché japonais du logiciel si dynamique que les détaillants ne parvenaient pas à suivre la demande. Certains titres disparaissaient des rayons aussitôt arrivés, tandis que d'autres s'accumulaient sans trouver preneur. Le Takeru, dont le nom s'inspirait de Yamato Takeru, héros légendaire japonais, proposait une approche radicalement différente.

Un distributeur automatique révolutionnaire

La première version commerciale, baptisée SV-2000, fonctionnait selon un principe simple mais révolutionnaire pour l'époque. Les utilisateurs choisissaient un jeu ou un logiciel sur un écran tactile, payaient en espèces, puis inséraient une cartouche MSX réinscriptible dans la machine. Le système téléchargeait ensuite le contenu via une ligne dédiée et imprimait une notice d'accompagnement.

Cette première génération souffrait cependant de limitations importantes. Le téléchargement de chaque jeu nécessitait jusqu'à 20 minutes via les lignes téléphoniques de l'époque, limitées à environ 1,2 kilobyte par seconde. Cette lenteur rendait l'expérience frustrante et limitait drastiquement le nombre de ventes possibles durant les heures d'ouverture des magasins.

L'évolution technologique marqua l'arrivée du SV-2100 en 1986, qui introduisait les disquettes 3,5 pouces et équipait chaque machine d'un disque dur pour stocker les titres les plus demandés. Ces améliorations réduisaient considérablement les temps d'attente, passant de vingt minutes pour une cartouche à quelques minutes seulement pour une disquette.

L'âge d'or du Takeru

La troisième génération, le SV-2300 déployé en 1991, représentait l'apogée du système. Cette version fut l'une des premières applications commerciales grand public du réseau RNIS (ISDN) au monde, offrant une vitesse dix fois supérieure au modèle précédent. Équipée d'une imprimante laser et proposant des disquettes 5,25 pouces, cette version abandonnait définitivement les cartouches.

Le Takeru ne se limitait pas au standard MSX. Il supportait une impressionnante variété de plateformes : PC-8801, PC-9801, X1, FM-77AV, FM Towns, IBM DOS, Windows et même Macintosh. À son apogée, le réseau comptait 268 machines déployées à travers le Japon.

L'introduction du Takeru Club ajoutait une dimension sociale au service. Les membres bénéficiaient de réductions, recevaient des manuels détaillés et s'abonnaient au magazine trimestriel Takeru World. Ces publications servaient également de vitrine publicitaire, listant les jeux disponibles et l'emplacement des machines.

La révolution indé et les exclusivités

L'une des innovations les plus remarquables du Takeru fut son ouverture à la scène amateur et indépendante. Brother s'associa avec des développeurs indépendants pour proposer des centaines de jeux distribués exclusivement via Takeru. Cette démarche préfigurait l'esprit des plateformes modernes comme Steam ou itch.io, donnant une visibilité aux créateurs indépendants.

Cependant, Brother maintenait un contrôle strict sur la qualité : en moyenne, deux jeux sur trois étaient refusés. Cette curation rappelle les politiques actuelles des app stores, témoignant d'une approche visionnaire de la part de l'entreprise japonaise.

Pour les éditeurs traditionnels, le Takeru représentait une opportunité intéressante pour distribuer des contenus additionnels, des mods ou d'anciens titres. On y trouvait notamment les fameux patchs de Doom. Brother prélevait une commission de 30% sur chaque vente et reversait 70% aux développeurs, un modèle économique qui sera plus tard repris par Apple et ses concurrents.

Le déclin et l'héritage du Takeru

Malgré son caractère novateur, le Takeru ne put résister aux changements technologiques du milieu des années 1990. L'essor du web, l'apparition des shareware et la généralisation des CD-ROM transformaient radicalement la distribution de logiciels. La révolution était en marche, mais Brother avait eu quelques années d'avance.

Le système fut officiellement abandonné en février 1997, mais son héritage perdura sous une forme inattendue. L'équipe derrière Takeru pivota vers quelque chose qui redéfinit le divertissement pour de nombreuses générations : le karaoké. Les technologies développées pour le Takeru trouvèrent une seconde vie dans les machines de karaoké Joysound, révolutionnant cette industrie en permettant la distribution de chansons via le réseau.

Cette reconversion illustre parfaitement l'esprit d'innovation de Brother. Comme l'expliquait l'article sur l'histoire du MSX publié sur rom-game.fr, le standard MSX représentait déjà une tentative de standardisation dans un secteur éclaté. Le Takeru poussait cette logique encore plus loin en proposant une distribution unifiée pour toutes ces plateformes.

La communauté MSX, d'ailleurs toujours active comme le montre l'actualité MSX sur rom-game.fr, continue de préserver la mémoire de ces innovations. Ces passionnés perpétuent l'esprit pionnier qui animait des projets comme le Takeru.

Un précurseur méconnu

Aujourd'hui, il est possible de voir un Takeru au musée Brother à Nagoya, témoignage silencieux d'une époque où le Japon expérimentait déjà les concepts qui façonneraient l'industrie du jeu vidéo des décennies plus tard. Le Takeru n'aura jamais quitté l'archipel nippon, mais son influence conceptuelle traverse les océans.

Entre les app stores modernes, Steam, et les plateformes de distribution numérique actuelles, on retrouve l'ADN du Takeru : distribution dématérialisée, curation des contenus, support des créateurs indépendants, et même les premières formes de DLC. Brother Industries avait imaginé l'avenir du jeu vidéo avec près de quarante ans d'avance.

L'histoire du Takeru nous rappelle que l'innovation véritable ne réside pas toujours dans la technologie la plus avancée, mais dans la capacité à anticiper les besoins futurs et à proposer des solutions créatives aux problèmes contemporains. En cela, cette machine méconnue mérite pleinement son titre d'ancêtre de Steam. Si cette histoire vous intéresse, je vous laisse le soin d'aller plus loin, toujours en vidéo mais cette fois-ci en anglais.

Sources : MSX Wiki, One From Nippon, Brother Museum, MobyGames.

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